Mes chères impertinentes, mes chers impertinents,
Depuis la nuit des temps, la politique est d’une violence inouïe, car le pouvoir nécessite généralement beaucoup de violence et pour l’acquérir puis, après, pour le conserver. À ce jeu, rares sont les saints au sommet des États. Il n’y a là rien de neuf.
Simplement, parfois, l’étau se serre ou se resserre en fonction des nécessités et des contextes du moment.
L’histoire regorge d’artistes qui utilisent leurs différents “arts” pour faire passer certaines vérités qu’il est difficile parfois de dire de façon directe. Ce fut en réalité le cas pour presque tous nos grands artistes qui ont marqué notre conscience et notre histoire.
Comme il est dit, “l’artiste ment pour dire la vérité et le politicien, pour la cacher.”
Mon fils aîné a 11 ans et découvre comme moi à son âge le monde qui l’entoure et cherche, avec sa naïveté et sa gentillesse encore enfantines, à le comprendre et à en saisir les premières complexités. C’est une période assez merveilleuse pour le papa que je suis de le voir ainsi s’ouvrir à la chose publique et collective de sentir son besoin de savoir ce qu’il pense et d’expérimenter quelle est son… opinion !
Hélas, pour lui et pour toute cette génération, il grandit dans une période de restriction du droit de penser, de se penser et de s’exprimer. Il faut le mettre en garde contre certains dangers, lui expliquer ce qui peut se faire, ce qui ne doit pas être fait, ce qui se dit et surtout tout ce qui ne se dit pas. La liste d’ailleurs s’allonge de plus en plus.
Tout est parti d’une question de mon fils de 11 ans.
Dis papa, c’est quoi une opinion ?
Nous sommes en 2029 dans un pays que l’on appelle la Coréevuela (aucun rapport avec la Corée ou le Venezuela). Le nouveau président Manuelo Jonguil (je vous rappelle que nous sommes en Coréevuéla) avait élu triomphalement sur “‘son programme” à l’issue d’une longue mise en marche à la Mao.
On se souvient tous de la descente de l’avenue du Triomphe dans la capitale Caripas lors de la passation de pouvoir avec son prédécesseur dont tout le monde se demandait qui pourrait accomplir l’exploit de nous faire regretter son départ.
Comme chaque soir, mon fils rentrait du centre de rééducation nationale de la jeunesse. Ces centres avaient remplacé les collèges après les élections impériales de 2019. Le commissaire en charge de la rééducation nationale, le camarade Blanquette des Veaux, avait imposé la levée des couleurs tricolores qui représentaient les couleurs du gouvernorat de Coréevuela qui appartenait désormais à la Fédération des États-Unis de l’empire, la FEUe, dont l’emblème ornait chaque salle de classe ainsi que les portraits du gouverneur des fondateurs historiques de l’em-pire.
La FEUe, c’est le nom qui avait été choisi après un référendum universel démocratique (c’est ce qu’on appelle les RUD) dans le cadre de la nouvelle constitution fédérale qui a supprimé les nations après les élections de 2019. Par modestie, et pour ne pas que les gens se sentent offensés, ils avaient décidé à une immense majorité malgré un taux d’abstention record de 87 % qu’il était plus approprié que le terme empire commence par une minuscule. Évidemment, cela avait mis le FEU… et nous avions vécu une période horrible de terrorisme nationaliste. Internet avait été coupé, trop de “fake news” disaient-ils, les terroristes et leurs sympathisants ont été internés. En quelques mois, nous sommes passés d’Internet à internés.
La Coréevuela est, comme tous ses citoyens le savent, une démocratie. Une grande démocratie. D’ailleurs, plus on rappelle que l’on est une démocratie plus généralement cela cache un processus inversement proportionnel. D’ailleurs, je me souviens, enfant, à 11 ans, comme toi mon fils, observer le planisphère.
J’y voyais beaucoup de démocraties mon fils. Il y avait la République démocratique Allemande par exemple, la RDA, mais ce n’est là qu’un exemple, il y avait la République démocratique de Corée (qui existe toujours) ou encore la République démocratique de Chine, le monde est couvert de républiques démocratiques mon chéri.
Il faut que je te dise un secret que tu devras toujours garder pour toi, car tu vois, je vais t’exprimer une opinion, ce qui va nous permettre de comprendre petit à petit, ensemble, ce qu’est justement une opinion par rapport à une vérité, une vérité qui pourrait, par exemple et au hasard, être ce que l’on appelle la vérité officielle.
Le secret, mon chéri, est le suivant. Plus un pays se désigne comme étant une démocratie, moins il l’est en réalité. Mais vois-tu, cela est une opinion.
La première chose à savoir pour comprendre ce qu’est une opinion par rapport à la vérité, c’est qu’à chaque fois que tu seras en désaccord avec la vérité imposée, tu ressentiras une opinion, un avis qui t’est propre, tu le ressentiras, mais il faudra savoir, parfois, ne pas l’exprimer.
Tu découvriras aussi, mon fils, que les cimetières de l’histoire sont remplis de vérités officielles que des opinions individuelles sont venues détruire.
L’une des plus célèbres est celle de Galilée « Et pourtant elle tourne ». Ce mathématicien italien (1564-1642), mais aussi, physicien et philosophe, aurait marmonné cette phrase en 1633 après avoir été forcé devant l’Inquisition d’abjurer sa théorie… car la vérité officielle était que la Terre ne tournait pas. Galilée n’avait qu’une opinion, une opinion erronée.
Mais ce n’est pas la seule, un syndicaliste du nom de Lech Walesa a créé quelques problèmes aux vérités officielles de la République démocratique de Pologne, ou encore l’histoire de ce type, il s’appelait Nelson Mandela. Lorsque j’avais ton âge, il était en prison. Puis il a été libéré, puis il a été président. La vérité officielle était qu’un noir valait moins qu’un blanc. Lui avait une opinion un peu différente, pensant que chaque homme valait une voix. Cela se passait dans la “République” sud-africaine. Il y en a plein d’autres, évidemment.
Mais allons un peu plus loin mon fils, en ces temps d’écrans, de tablettes, de modernité absolue, et de dictature technophile, viens, suis-moi.
Je vis de la surprise dans les yeux de mon fils lorsque je me mis à soulever les lattes du parquet. D’un trou profond, j’extirpais un paquet assez lourd enveloppé d’un plastique protecteur.
Mais papa, c’est de la folie, c’est interdit, c’est un livre, je rêve, un dictionnaire… avec un tel truc à la maison, c’est directement la “retraite méditative au camp de mon-melon”. Avant de continuer mon récit, il faut savoir que dans les grandes démocraties, on ne torture pas, on ne va pas non plus au goulag, on est désormais “invité” à suivre une retraite méditative et rééducative dans un ancien camp militaire du sud de la Coréevuela.
“Papa, tu ne m’avais jamais dit que tu avais des livres !” Il faut dire qu’en 2022, Internet, comme je vous l’avais dit, avait été coupé pendant plusieurs mois. Tout ce qui était gênant, tout ce qui était “fake news”, tout ce qui était une opinion différente avait était effacé. Il n’y avait désormais plus que les sites gouvernementaux qui étaient accessibles et ceux de la Fédération. D’ailleurs, au même moment, pour pouvoir établir avec certitude la VÉRITÉ, et que personne ne puisse être induit en erreur, tous les livres avaient été détruits pour le bien de chacun.
Tous ces livres représentaient une multitude d’opinions différentes et parfois, certains, notamment dans les grandes bibliothèques, étaient âgés de plusieurs siècles. Ils avaient tous été numérisés, puis brûlés sur l’avenue du Triomphe, rebaptisée Avenue du Triomphe de la Vérité.
Allez, ouvre ce livre mon fils. Prends-en soin. Je ne sais pas combien ont été sauvés.
Avec prudence, et méticuleusement, mon fils, dans un geste rempli de respect pour un objet venu d’un autre temps, ouvrit le vieux Larousse à la page du “O”.
Définition du mot “opinion” par un dictionnaire…
Papa, c’est la première fois que je vois le mot “opinion” écrit.
“Jugement, avis, sentiment qu’un individu ou un groupe émet sur un sujet, des faits, ce qu’il en pense : Exprimer son opinion au cours du débat. L’opinion des critiques.
Ensemble des idées d’un groupe social sur les problèmes politiques, économiques, moraux, etc. : L’opinion française”.
Ce n’est pas tout mon enfant. Il faut que je te dise d’autres secrets sur le mot “opinion” que tu ne pouvais pas connaître, puisqu’il n’existe plus. Aujourd’hui, nous utilisons toujours le mot “vérité”. Tu remarqueras d’ailleurs que les camarades ministres, ou notre Gouverneur “paix à lui, gloire à son âme et longue marche à notre leader lumineux”, utilisent une dialectique bien précise du type “Au fond, la vérité c’est que…” ou “En vérité, quand on est en responsabilité…” C’est pour cette raison que le mot “opinion” a été supprimé du vocabulaire, avec beaucoup d’autres mots d’ailleurs.
Avec le mot “opinion” allaient aussi certaines expressions comme le “délit d’opinion”, ou “avoir le courage de ses opinions”, “ou être inquiété pour ses opinions”.
D’ailleurs, cela commence toujours de la même façon pour se terminer de la même manière.
Certains commencent par avoir le courage de leurs opinions, puis on leur reproche des délits d’opinions, c’est là qu’ils sont inquiétés pour leurs opinions, puis, comme à chaque fois dans l’histoire, cela se termine dans un camp, de rééducation, d’internement, d’extermination, ou de méditation, comme c’est le cas pour nous.
Une opinion, mon fils, c’est ce que tu penses, ce que tu crois, la manière qui t’est personnelle de percevoir les réalités, de ressentir le monde, ce n’est pas, en aucun cas, la vérité, car il y a par définition tellement de manières différentes de percevoir les choses.
Mon fils, il n’y a rien de plus subjectif qu’une opinion, une opinion c’est des sentiments, des passions, des déraisons, c’est le fruit de ta vie, de tes expériences, de ton histoire, de ton vécu. D’ailleurs, une opinion peut être bonne ou mauvaise. Bien ou mal. Altruiste ou égoïste. Une opinion peut être débattue, ou combattue même, mais elle doit avoir la possibilité d’être exprimée. Généralement, toutes les opinions qui visent à justifier le fait de faire du mal à d’autres est une mauvaise opinion. Tu apprendras avec le temps que les opinions doivent passer le filtre de la morale et de l’amour. Un grand écrivain a proclamé que l’on “ne voyait bien qu’avec le cœur et que l’essentiel était invisible pour les yeux”. J’ai pu aussi sauver son livre.
Je voulais te dire aussi qu’autrefois, nous avions un texte merveilleux, appelé Constitution, qui proclamait que “nul ne pouvait être inquiété pour ses opinions”. Miette à miette, fil à fil, l’esprit de ce texte s’est effiloché.
Une opinion, mon fils, c’est sacré, car avoir une opinion, cela veut dire que tu penses.
Si tu penses, cela veut dire que tu es. Avoir une opinion, c’est être.
Ceux qui ont confondu vérité avec opinion se sont rendu coupables d’un crime terrible contre l’âme humaine. Avoir une opinion, c’est avoir des émotions. Il n’y a pas d’humanité possible sans opinion, sans émotion.
Nier l’opinion, c’est nier l’homme, le déshumaniser et c’est exactement cela le fascisme.
Papa ?
Oui, chéri ?
Tu m’as dit que d’autres mots avaient disparu. Lesquels ?
Un jour, nous regarderons ensemble d’autres mots mon fils, mais c’est une bien longue histoire et il faut beaucoup de temps pour comprendre l’histoire.
Il y avait avant d’autres mots très beaux, comme celui de “diversité”. Un mot pour dire que nous étions tous différents. Puis un jour, il s’est passé la même chose qu’avec le mot “démocratique”. Plus on a utilisé le mot “diversité”, plus on voulait nous rendre tous identiques. Il y avait le mot “liberté” aussi. Plus on nous a parlé de liberté, plus c’était pour la supprimer. Par exemple, on disait que manifester était une grande liberté, et que pour préserver cette grande liberté, il fallait réduire sa portée. Je te donnerai plein d’autres exemples, mais il se fait tard.
N’oublie pas de ne rien dire. Notre famille serait déchue, envoyée en méditation rééducative et tes notations de contrôle social t’interdiraient toutes perspectives d’avenir.
L’artiste ment pour dire la vérité et le politicien, pour la cacher. Toute ressemblance avec des faits ou des personnages existants serait évidemment purement fortuite.
Il est déjà trop tard, mais tout n’est pas perdu. Préparez-vous !
Charles SANNAT
« Insolentiae » signifie « impertinence » en latin
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« À vouloir étouffer les révolutions pacifiques, on rend inévitables les révolutions violentes » (JFK)
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